jeudi 14 avril 2011

Mapping report : Approches épistémologiques - Joli papier de Alain DENEAULT/CANADA

« Peut-on comprendre le rapport ‘Mapping’ de l’ONU sans une intelligence suffisante du rôle des multinationales dans les guerres des Grands Lacs ? Alain Deneault propose l’expression de ‘réseau d’élite’ comme base théorique d’intelligibilité de tous les rapports de l’ONU produits sur la RDC jusqu’ici.»
“Is it possible to understand the UN Mapping Report without sufficient and appropriate knowledge of the role of multinational firms in the Congo wars? Alain Deneault suggests a catch phrase, the “elite network,” as a theoretical framework to build clarity and intelligibility about various UN reports on the DRC.”
Quel usage épistémologique et méthodologique faire des rapports de l’ONU sur les guerres des Grands Lacs, pour penser le rôle qui y ont joué les multinationales ?
En juin 2000, le Conseil de sécurité de l’ONU mandate un groupe d’experts pour rédiger une série de rapports sur l’exploitation illégale des ressources naturelles du Congo dans le contexte de la guerre qui y sévit depuis 1996.


L’accent est mis sur l’exploitation comme telle des ressources et sur le trafic de minerais par lesquels les belligérants financent leurs guerres ­– ou sur la façon dont la guerre est elle-même menée afin de permettre ce commerce. Mais pas seulement. Les experts, de rapport en rapport, dégagent quelques lignes de fuite quant à la présence des acteurs en cause, allant jusqu’à nommer les intérêts privés en cause. La française Bolloré et les canadiennes Banro, First Quantum Minerals et Kinross sont au nombre des multinationales citées.


Il est théoriquement question dans les rapports de « réseaux d’élite » : ces structures mafieuses permettent le pillage des ressources en alliant les compétences de diverses catégories d’acteurs: militaires, ministres ou présidents, seigneurs de guerre, courtiers, multinationales…


Par « réseau d’élite », les experts onusiens entendent dans leur rapport du 16 octobre 2002 (S/2002/1146) qu’une caste affairiste, politique et militaire exploite les ressources d’une région occupée en lien avec des rebelles choisis, et ce, en faisant usage de la force et en s’alliant à des réseaux criminels internationaux. Pour les auteurs, le pillage organisé du Congo en temps de guerre n’est pas envisageable sans la présence des multinationales.


Cadre théorique


Une lecture complète des rapports de l’ONU permet ainsi de poser les postulats suivants :
1. les rébellions, les tensions et les hostilités entre les rebelles, les groupes ethniques, les futurs partis politiques, etc. sont la marque d'une compétition féroce ayant pour dessein le contrôle des ressources naturelles, notamment celles de l’est du Congo-Kinshasa (ou République démocratique du Congo);
2. dans la conjoncture, des factions issues de petits États voisins ont été aguichées par le potentiel de ce richissime Congo-Kinshasa;
3. les ressources minières, vouées à l'exportation, ont joué un rôle clé dans le financement nécessaire à l'entretien des troupes, à la logistique de guerre ainsi qu’au patronage des réseaux de soutien de chacun;
4. vu l'immensité du territoire congolais, l’éloignement du centre administratif Kinshasa et la faiblesse des réseaux de communication, certains chefs locaux jouissaient d’emblée d'une relative autonomie d'action sur leur territoire vis-à-vis de l'administration centrale défaillante;
5. la République Démocratique du Congo demeure un haut centre d'intérêt pour la communauté internationale étant donné que le pays regorge de ressources minérales et énergétiques (pour certaines de la plus haute importance stratégique comme l’uranium ou le cobalt,…), alors que les réserves dans le monde s'épuisent dramatiquement;
6. le soutien des acteurs étrangers a été nécessaire aux acteurs locaux;
7. des acteurs extérieurs ont reconnu des interlocuteurs en certains hommes forts de la région avant le caractère légal des fonctions qu'ils occupaient ou indépendamment d’elles ;
8. dans un contexte où nul n'est tout à fait un interlocuteur valide - au sens des principes démocratiques que les États de droit d’Occident disent faire leurs -, ces acteurs extérieurs peuvent avoir transigé avec des rebelles afin de pérenniser un investissement promettant d'être hautement lucratif et stratégique;
9. ces acteurs extérieurs ont pu s'appuyer sur des individus ou des factions d'États voisins;
10. ces acteurs extérieurs ont pu être des multinationales.

Les experts de l’ONU permettent ainsi de conclure, au paragraphe 215 du rapport d’avril 2001 (S/2001/357), que « le secteur privé a joué un rôle déterminant dans l’exploitation des ressources naturelles et la poursuite de la guerre. Un certain nombre de sociétés ont alimenté le conflit directement, échangeant des armes contre des ressources naturelles. D’autres ont facilité l’accès à des ressources financières qui servent à acheter des armes. »


Exhaustivité


En assoyant ce concept de « réseau d’élite », les experts onusiens proposent davantage que de simples exposés factuels. Ils érigent bien plutôt un cadre théorique en fonction duquel apprécier le grand nombre d’allégations graves qui circulent aujourd’hui sur la responsabilité des multinationales dans une guerre qui a fait des millions de morts. Il s’agit d’une grille d’analyse permettant de mesurer le sérieux d’allégations concernant un grand nombre de multinationales affairistes au-delà des seuls cas et acteurs référencés dans les rapports onusiens. Ces cas cités, ces listes de multinationales critiquées et les personnalités visées apparaissent donc seulement à titre d’exemples. On ne saurait les retenir comme les éléments exclusifs d’une synthèse exhaustive.


Le Rapport onusien d’avril 2001 indique, de par le titre de son annexe I, que la liste de sociétés impliquées dans le commerce des ressources congolaises au moment du conflit des Grands Lacs n’est qu’un « échantillon ». Le caractère limité de cette recension s’explique d’autant plus que les experts de l’ONU ne s’en tiennent explicitement qu’aux registres fiscaux de l’administration rwandaise pour établir leur liste.


L’annexe III du Rapport onusien d’octobre 2002 désigne pour sa part des sociétés étrangères contrevenant aux principes directeurs de l’OCDE à l’intention des multinationales, dans une liste qui, selon la version originale anglaise, n’est « extensive » (large) que dans la mesure où elle mentionne des sociétés dont l’engagement dans la région est « well documented » (bien documentée)[2]. Seules les sociétés faisant l’objet d’une documentation particulièrement lourde sont classées dans une catégorie à part, l’annexe 1, soit celle qui recense les sociétés envers lesquelles on préconise des mesures restrictives.
Des instances législatives ont poursuivi le travail des experts onusiens sous d’autres formes, en adoptant leur cadre théorique afin d’y valider de nouvelles observations. Pensons aux rapports du Sénat belge en 2003, du All Parliamentary Group on the Great Lakes Region of Africa du parlement britannique en 2003 et de la Commission spéciale chargée de l’examen des conventions à caractère économique et financier conclues pendant les guerres de 1996-1997 et de 1998 présidée par Christophe Lutundula en 2006. Tous se réclament de l’approche onusienne en se permettant de là d’identifier de nouveaux acteurs et de soulever de nouvelles interrogations sur la responsabilité des uns et des autres.


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L'auteur de ce blog défend les libertés dans un pays en voie de devenir un Etat, une République et une Démocratie...